La crevaison

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Message par Confiteor Mar 14 Mai 2019 - 15:16

La crevaison


« Ça va un peu !».
Lorsque j’entends cette réponse, je suis tout de suite préoccupé.

Sila est mon voisin, il est instituteur et tente d’alphabétiser une horde de mioches pouilleux et misérables dans une « classe » sans fenêtre, au sol en terre battue et dont le tableau perd chaque jour ses dernières écailles vertes. Les enfants sont assis à trois ou quatre sur des pupitres hors d’âge, collés les uns aux autres par la chaleur accablante. Certains possèdent un cahier et un stylo Bic qui bave, l’encre est trop fluide lorsqu’on passe quarante degrés. Beaucoup n’ont rien et d’ailleurs comment pourraient-ils aligner quatre cahiers sur cette table minuscule et bancale ?
Ils ânonnent les lettres de l’alphabet dans un chœur discipliné, la chicote n’est jamais loin, appliquées à quelques mots de français parfois étrangement désuets et sans doute issus de quelque méthode syllabique datant des temps coloniaux. Certains finiront par apprendre un peu de français, rares sont ceux qui sauront lire et écrire et d’ailleurs pour quoi faire ?

Lorsque j’arrive à Bamako, dans le Mali dévasté par les grandes famines des années ’80, Sila devient mon premier « professeur » de Bambara. En échange de quelques-uns de ces somptueux et immenses billets de francs maliens dont la riche iconographie dénote avec l’état du pays, il vient chaque après-midi à la maison tenter de m’enseigner cette langue que dans mon immense présomption j’espère maîtriser un jour.
Bien vite, je me m’aperçois que Sila ne sait rien de sa langue, qu’il n’en connait aucun dispositif de transcription à l’écrit et n’a aucune idée des règles syntaxiques ou phonétiques ! J’en suis réduit à « inventer » par essai erreur un système d’écriture qui s’avère vite incomplet et peu efficace même si peu à peu je l’améliore. Dans les premiers temps, mon oreille occidentale innocente et peu aidée par une ignorance totale de la linguistique ne perçoit même pas que cette langue est fortement tonale. Et je m’étonne que le même mot monosyllabique puisse avoir trois ou quatre traductions ! Les voyelles peuvent être longues ou brèves, de ton haut, bas ou modulé. Bien entendu l’accentuation globale de la phrase infléchit ces variations.

Lorsque je demande à Sila comment on conjugue les verbes, il me répond que dans sa langue il n’y a ni verbes ni noms ou adjectifs. Il n’y a pas de grammaire, on se contente de parler, c’est beaucoup plus simple ! Seuls les blancs ont été assez intelligents pour fabriquer une langue possédant un système de grammaire tellement complexe qu’on est obligé de l’apprendre pour savoir parler. À moins qu’on soit né blanc, et alors, on est en quelque sorte génétiquement programmé pour avoir la préscience de sa langue, on est dispensé de ce pénible apprentissage. Pour ce qui est des lettres, il en est de même. Les africains ont beaucoup de mérite, eux doivent apprendre à lire et écrire alors que pour nous, c’est naturel, comme marcher ou parler. Pour preuve, a-t-on jamais vu un blanc illettré ? C’est un acquis spontané.
Le blanc a de la chance, d’ailleurs il est beau, riche et bien portant. Même si parfois il est un peu rougeaud (« bilenmani », ce qui est peu flatteur !) et transpire beaucoup.
Je possède sans doute encore ces vieux cahiers dans lequel j’ai transcrit les traductions de phrases élémentaires variant en temps ou mode, passant de l’interrogation à la négation etc. afin de me construire un « système ». Trente ans plus tard une grammaire Bambara écrite par un enseignant des Langues Orientales tombera dans mes mains et je mesurerai l’immense naïveté et l’improbable délire de ma modélisation ! Je ne dépasserai pas les premières pages de ce livre, à quoi bon ?

Lorsque Sila entre, je démarre les salutations d’usage en français, cette succession de questions réponses machinales et conventionnelles préalable incontournable à toute conversation. Elle est bien moins longue lorsqu’on s’exprime en français, notre langue se prête mal à ce jeu subtil. C’est peut-être avantageux, nous gagnons du temps que nous passerons à perdre ! À ma plus grande surprise, à peine le bonjour échangé, à la question distraite « Ça va Sila ? » il m’est répondu un très inconvenant « Ça va un peu !».
Je ne mesure pas encore l’enchaînement terrible entraîné par ce simple « un peu ». Néanmoins je m’inquiète devant l’étrangeté de cette réponse. Rompant avec la politesse élémentaire, Sila m’apprend sans détour que sa femme est morte subitement ce matin, ce qui est d’autant plus ennuyeux qu’il n’en a qu’une et que les chauffeurs de corbillards sont en grève.
Le corps de la défunte repose à la morgue de l’hôpital Gabriel Touré, et je lui rendrai, sans conditionnel, la question étant de pure forme, un grand service en le conduisant avec mon pickup chercher la dépouille mortelle. Bien entendu j’accepte.

Il réunit sans délai quelques compagnons, tous passent un grand boubou en basin bien brodé. Qui lavera celui de Sila désormais ? Son maigre traitement d’instituteur, souvent versé avec trois ou quatre mois de retard tant les finances de l’État sont défaillantes, ne lui permettra pas de faire appel à un blanchisseur. La chaleur est terrible en ce début d’après-midi. Tous s’installent, qui dans la cabine qui dans la benne. Nous passons à la mosquée du quartier récupérer le brancard en bois muni de petits pieds qui est à disposition de chacun afin d’accompagner le malheur.

L’hôpital est fort loin de notre quartier de LafiaBougou. Il se situe sur le plateau près des camps militaires et de la Présidence de la « République ». C’est une série de bâtiments jaunasses et délabrés, le plus souvent dépourvus de carreaux aux fenêtres, éparpillés au milieu d’un terrain vague envahi de cramcram, cette herbe coriace dont les graines munies de solides crochets s’accrochent si fermement aux pantalons qu’on n’arrive jamais à vraiment les éliminer et qu’on prend vite l’habitude de cette légère démangeaison des mollets lorsque l’étoffe légère caresse la peau.
Quelques moutons errent, grignotant avec négligence un morceau de papier kraft qui volète. Les maçons sur les chantiers de construction disposent d’un avantage en nature non négligeable : ils ont le droit de récupérer les sacs vides de ciment afin de les vendre à des négociants-transformateurs qui séparent avec soin les différents feuillets, époussètent et dépoussièrent le papier. Il est ensuite vendu afin d’emballer les bricoles qu’on achète aux marchands de rue, brochettes, beignets, arachides ou bien aux quincailliers du marché. Des règles tacites existent, l’enveloppe extérieure, robuste et colorée, est réservée aux produits métalliques, les papiers plus fins de l’intérieur utilisés pour l’alimentation « sèche » et les feuilles intermédiaires en papier mieux couché destiné à protéger le ciment de l’humidité envelopperont les produits gras, à cette époque elles ne sont pas encore plastifiées. Les sacs plastiques sont d’ailleurs assez rares, en dehors des emblématiques berlingots bleus MaliLait fabriqués par une société appartenant à un membre de la junte à partir des excédents agricoles européens envoyés à titre humanitaire sous forme de poudre. La radio, point de télé en ces temps-là, vante les vertus du produit et chacun suçote volontiers sa dose de bonne santé si quelques pièces traînent en poche.

Nous approchons de la morgue qui, pour des raisons évidentes, est un peu excentrée. L’odeur est puissante, gluante, colle à l’air tremblant de chaleur. Allongé sur une natte installée sous un neem (margousier) le gardien nous aiguille vers le bureau. S’en suit un long échange dans ce français un peu ampoulé qui marque le statut élevé des bureaucrates dans les pays du Sud. Sila justifie, explique, je finis par donner un petit pourboire et la procédure s’accélère. À la demande du cadre, la secrétaire tape à la machine quelques formulaires en multiples exemplaires à l’aide de papier carbone rendu à l’état de dentelle par un usage immodéré. Elle se hâte lentement, tourne avec une nonchalance étudiée son visage vers nous entre deux retours sonores du chariot de la machine à écrire. Elle sait montrer avec discrétion mais efficacité qu’elle possède la dernière clé d’accès. Il lui faut bien compter sur quelques rétributions complémentaires à un salaire toujours en retard afin d’acheter ces « mouchoirs de tête » en tissu coloré qu’elle noue savamment afin de mieux montrer sa noblesse, celle des lettrés qui ont fait l’ECICA, École Centrale pour l'Industrie le Commerce et l'Administration, formant des bataillons de jeunes maliens plus aux carrières du tertiaire qu’à celles de l’industrie pour des raisons qu’il n’est pas besoin de détailler ! Les plus habiles, jolies et peu farouches des sortantes obtiennent le privilège de racketter leurs semblables dans quelque administration. Je m’exécute.
En dépit du ventilateur de plafond qui brasse un air lourd l’odeur reste prégnante dans le bureau. Elle ne semble plus incommoder quiconque, j’ai entendu si souvent prononcer l’adage africain « l’habitude est une seconde nature ».

Muni du document requis, nous retournons vers le gardien. Il sort de sa torpeur afin d’aller chercher le préposé qui finit par nous rejoindre. Nous lui remettons la liasse qu’il examine avec componction. Nous le suivons dans une vaste pièce sombre et longue, faiblement éclairée par quelques claustras au sommet des murs. À même le sol cimenté, une série de corps est allongée sur une banquette légèrement en pente et un peu surélevée. Par endroits un filet d’eau ruisselle sur la dalle afin de tenter d’évacuer les sanies. Elle est recueillie dans une sorte de rigole bétonnée qui nous sépare des corps. La plupart d’entre eux sont enveloppés dans un linceul blanc, d’autres restent quasis nus leur pudeur à peine masquée par un morceau de pagne souillé. Une étiquette bordée d’un cadre bleu ou rouge est accrochée à l’orteil des défunts. Je comprendrai bientôt que la couleur indique le sexe. L’odeur est insoutenable et je réprime un spasme. Une fascination morbide me cloue sur place. Une série de climatiseurs attend un improbable retour du courant électrique pour rafraîchir la pièce espérant aider à la conservation des corps. Nous avançons, le préposé retourne quelques étiquettes à bord rouge et nous indique la femme de Sila. Le teint des noirs vire au gris lorsqu’ils sont débordés par l’émotion. C’est une carnation horrible que je préfèrerais ne jamais avoir vue. J’aimerais qu’un filet de lumière tombe sur le linceul comme dans un clair-obscur à la Rembrandt. Ce serait comme une grâce, qui diminuerait le poids de la scène. La pièce reste plongée dans la pénombre. Nous ne disons rien, et sans doute ne sentons plus rien. Le gardien apporte le brancard et avec l’assistance du factotum y place le corps de la malheureuse.

Nous sortons, les yeux rougis, et le soleil, le soleil terrible, celui de la plage dans Camus, nous submerge. On dispose la civière dans le pickup, un homme âgé, je ne le connais pas, s’assied auprès de moi, les autres restent à l’arrière. Pour une fois je ne fais pas brailler l’autoradio avec du funk ou du reggae. Nous restons silencieux. L’odeur m’accompagne, comme imprégnée sur ma peau, les fumées d’échappement des diesels hors d’âge dans les encombrements sans fin de la ville ne la couvrent pas. Mon bras brûle au vent. Je suis un peu nauséeux et, malgré tout je fume beaucoup, des Winston de contrebande âcres et amères. Nous roulons sur l’immense ligne droite conduisant à Lafiabougou. Elle est bordée d’eucalyptus qui répandent leur parfum mentholé et me font un peu oublier l’épouvante. Nous passons devant le centre culturel et l’immense mosquée wahhabite en construction. Nul ne sait précisément qui sont ces gens qui financent bien volontiers de petites épiceries de quartier et assistent les miséreux pour peu qu’ils acceptent de croiser leurs mains lors de la prière et d’assister à quelques prêches. Il nous faudra un peu de temps pour mesurer le poison qu’ils sont en train de savamment répandre avec la complicité tacite de tous. Et lorsque, quelques années plus tard, je m’en émouvrai en France, la plupart des membres de mon cercle de relation me taxera de racisme (moi !) ou d’ethno centrisme (à nouveau : moi !) anesthésiés qu’ils sont par une idéologie relativiste qui a fait les dégâts qu’on sait.

De part et d’autre de la route grêlée de nids de poules qu’on évite tant bien que mal en zigzagant ou en mordant largement sur le bas-côté, deux rangées d’arbres sous lesquels travaille tout un peuple d’artisans. Ils réalisent du mobilier à l’aide de la nervure centrale des palmes d’une espèce particulière de raphia. À notre arrivée à Bamako, nous y avons commandé sièges, tables et même de petits placards réalisés sur mesure. Au village « tara » désigne une sorte de lit de repos d’une forme très astucieuse et confortable. Avec l’intelligence de la ville, les artisans les plus ingénieux ont créé bien d’autres modèles. Tara désigne désormais à la fois la matière première et le mobilier.

Chaque semaine, bien avant la pointe du jour, les artisans traversent Lafiabougou, et par petits groupes, suivent une piste médiocre bien au-delà des dernières maisons du quartier. Ils parcourent des kilomètres sur les sentiers escarpés qui serpentent au milieu des collines. Dans la vallée de l’Oyako coule une eau boueuse en saison des pluies, elle devient limpide par la suite. Il fait bon se baigner à l’ombre des restes de forêt galerie dans des bassines creusées par les tourbillons ou se doucher sous les petites cascades qui sautent de roche en roche. On y croise parfois un macaque étonné par tant d’impudeur et toujours des foisons d’oiseaux, tisserins, martins pêcheurs ou limicoles.
En fin de matinée, les coupeurs de raphia sont de retour. Je les vois passer devant la maison poussant des vélos préparés avec double rayonnage, cadre renforcé, crochets de suspension en fer à béton, surchargés de plusieurs centaines de kilos de tara. Ils ont coupé les précieuses palmes, inquiets de l’arrivée d’un garde forestier qui aurait besoin de quelques subsides et viendrait leur rappeler l’interdiction qui est faite de dégrader ce qui reste de ce précieux écosystème. Ironie du système ou pragmatisme africain, on ne les ennuie pas lorsqu’ils circulent avec la marchandise, encore moins lorsqu’ils la travaillent en bord de route, chacun feignant de croire qu’elle a été récoltée dans un lieu où il est licite de le faire.
Ils suent sous le soleil de midi. Les longues tiges de raphia trainent sur le sol derrière le vélo, dessinant sur la latérite de la rue un éphémère serpent ondulant. J’entends cette griffure depuis ma terrasse, je pourrais presque sentir l’odeur forte de ces hommes aux muscles marqués et luisants comme ceux des marbres grecs. Ils poussent leur terrible chargement, la tête courbée vers le sol, le corps arcbouté contre le guidon. Bientôt ils rejoindront ce qu’il reste de goudron sur la route principale et les plus habiles enfourchent leur vélo, louvoient un peu au démarrage puis trouvent leur équilibre afin de rejoindre leur cahute sous les eucalyptus au milieu de la circulation chaotique.

Me colle à la mémoire l’image abjecte de la morgue. Un corps tuméfié, la peau marbrée de meurtrissures violines bordées de croutes brunâtres, le ventre déjà gonflé. Mes yeux sont emplis de l’improbable éclat cruel de quelques dents qui émergent d’une bouche entrouverte, ce sourire qui terrorisa Arthur Gordon Pym. Devant mon effroi le gardien m’explique à mi-voix qu’il s’agit d’un voleur que la foule lyncha à Niarella et dont personne ne réclame le corps. Les conducteurs des corbillards municipaux sont aussi en grève pour les bandits malchanceux et qui paierait son transport vers le cimetière ?

J’ai passé des heures à regarder les fabricants de tara travailler avec autant de dextérité que d’économie de moyens. Une machette, une scie égoïne hors d’âge, une pique emmanchée qu’on fera rougir au feu afin de percer les trous qui reçoivent les « clous » d’assemblage en bambou refendu et un fragment de lame de ressort de camion qui sert de marteau. J’aime l’odeur un peu sucrée des fragments de tara qui se consument dans le fourneau de tôle et celle plus âcre de l’acier incandescent qui perfore la nervure avec un léger grésillement dû à l’humidité qu’elle contient. Elle me fait souvenir des feux de brindilles encore vertes lorsque, durant l’hiver, nous coupions des saules ou des aulnes au bord des fossés de la plaine inondable de mon enfance. Ce bois médiocre et bien trop vite consumé alimentait le fourneau bouilleur de la cuisine sur laquelle ma grand-mère cuisinait les produits de saison, toujours accompagné de beaucoup de pain ou de pommes de terre par mesure d’économie.
À côté des artisans, de vieilles radios hors d’âge exhibent à l’air leurs tripes de fils électriques colorées à force d’avoir été réparées par les « électroniciens » de rue. Elles crachotent plusieurs heures par jour la litanie des avis de décès du pays entier, tantôt en français tantôt en bamana. Une seule station en ces temps-là, Radio Mali. Passée la rubrique nécrologique, elle jouera les stances un peu criardes et aigres des griottes à la mode ou celles plus pompeuse et rauques de leurs collègues mâles. J’ai appris à aimer ces envolées, entrecoupées de la répétition modulée des rifs de cora, les lentes progressions dans l’épopée d’une famille noble. Illusoire d’espérer comprendre cette langue si soutenue que bien des jeunes gens de la ville ne l’entendent plus !
Ici ou là, je me suis beaucoup assis auprès des artisans, jusqu’à ce qu’ils m’oublient, ce qui est en général assez rapide, les africains sont facilement disposés à trouver tout « normal ». Quelques cigarettes ou noix de cola échangées, un peu de thé partagé et bien vite ils ne font plus cas de ma présence. Toujours un peu flottant dans le vent chaud, bercé par l’animation tranquille de leur activité, par les bavardages que je finis par ne même plus essayer de comprendre, je trouve une sorte de sérénité qui me fait tant défaut à ce moment de ma vie. Je me sens enfin appartenir, être une parcelle d’un tout dans lequel je serais fondu, absorbé.

Les moteurs vétustes de taxis collectifs enfument la route. Ce sont des 404 ou des 504 pickups dont on a remplacé la capote par un toit en tôle et dans la benne desquels on a installé des bancs en bois se faisant face, parallèles à la route. Sur le toit, une immense galerie en fers à bétons soudés reçoit d’incroyables chargements. À l’arrière, on supprime le hayon et on place un marchepied qui permet aux passagers de grimper. Il reçoit un jeune garçon, l’apprenti, criant la destination lorsqu’il aperçoit un éventuel client, une litanie qui rythme le voyage. Sur un simple signe ou regard de celui-ci, d’un geste négligeant, l’enfant fait tourner la clenche qui à l’origine sert à fixer la porte arrière sur la benne. C’est le signal d’arrêt universel qui est transmis au conducteur par la carrosserie et qui seul peut couvrir le vacarme des pots d’échappement percés, ou des trains avants dont les pièces mécaniques claquent sous la surcharge. Le plus souvent le conducteur stoppe le moteur afin d’économiser quelques gouttes de carburant. Le passager monte, grande est sa chance s’il n’est pas contraint de rester debout, s’accrochant tant bien que mal pour résister aux coups de volants et aux cahots. S’il faut transporter quelque bagage, l’apprenti grimpera sur le toit comme un improbable singe de la vallée de la Rance le ferait dans la voilure d’un navire hauturier. Lorsque tout est en ordre, il crie « Anga ta » (allons-y) sur un ton étrangement chantant et partagé par tous, à croire qu’il résulte d’un long apprentissage. Le chauffeur bricole les fils électriques qui pendent sous le tableau de bord, à regret le moteur repart en toussotant. Les pièces de monnaie passent de main en main jusqu’à l’apprenti qui encaisse dans une étrange pochette de cuir portée en bandoulière. Malheureux celui qui par maladresse laissera tomber une piécette et subira les lazzis des passagers ! Longtemps la course a coûté 25 francs. Sédiment de l’usage des « sous », on compte l’argent par unité de cinq (dourou). Ainsi, les taxis collectifs sont nommés « dourounis ».

J’en suis à encore rêvasser tragiquement sur la route toujours encombrée de Lafiabougou lorsqu’un claquement de main sur la carrosserie m’interrompt. On me fait savoir depuis l’arrière qu’un pneu est crevé. Je sors de ma somnolence et me range sur le côté, à l’ombre, entre deux fabricants de meubles en tara. Assez de temps s’est déjà écoulé depuis mon arrivée à Bamako, et, caméléon par nature, je suis prompt à adopter les comportements de mon environnement, surtout s’ils incitent à la négligence ou la désinvolture : point de roue de secours, ni de cric ou de clé à roue. Mes passagers ne s’en offusquent pas, le stoïcisme africain est plus une accoutumance aux nuisances du quotidien qu’une posture philosophique.
Tous mes passagers descendent, et seule la femme de Sila repose dans la benne, bien loin des tumultes de la ville et des contrariétés triviales qui nous accablent. Bien volontiers, le premier automobiliste à qui nous faisons signe s’arrête, la solidarité n’est pas une vertu morale mais une nécessité. Quelques instants pourraient suffire à expliquer notre besoin mais comment se dispenser de commenter le contexte, de se présenter les uns aux autres, de rechercher une éventuelle parenté lointaine et à tout le moins des connaissances communes ? Et il nous faut bien évoquer en détail la situation de Sila suite au tragique décès de son unique femme, lui qui reste seul avec cinq enfants qui, s’ils sont une bénédiction, ne sont pas moins une lourde charge. Lorsque j’ai assuré une participation minimale à ce préalable incontournable, je démonte la roue et, afin de libérer au plus vite notre nouvel ami, j’installe quelques roches sous les lames de suspension. L’absence de roue de secours n’est pas un réel problème, d’ailleurs quel besoin d’en posséder une puisque dans la ville on rencontre un « colleur de pneu » tous les cents mètres ?

Par chance, mes camarades voient passer un adolescent de leur connaissance qui regagne le quartier à pied faute d’être « en moyens » de payer le dourouni. Ils lui confient la roue crevée et je lui donne les deux cents francs destinés à payer la réparation. L’enfant s’éloigne en trottinant, poussant habilement la roue à petits coups de pieds, habitué à ce jeu par tant d’heures passées à faire courir adroitement une vieille jante de vélo lui servant cerceau. Le chuintement métallique du crochet en i grec accompagne la petite comptine que les gosses ont coutume de fredonner lorsqu’ils sont plongés dans ce jeu, le plus souvent solitaire, et qu’ils oublient la brûlure du sol sous les pieds nus, le repas bien trop maigre et la pauvreté à laquelle ils n’échapperont pas.
Le premier « atelier » de colleur fait l’affaire. Bien vite le patron, comme s’il en était besoin, donne les ordres. Les enfants qui l’assistent tapent à coup de masse afin de décoller le pneu de la jante, puis à grand coups de démonte pneus extraient la chambre à air. Ils se relaient avec la pompe à bras afin de la gonfler avant de la plonger dans un demi tonneau couché sur le sol dans lequel une eau croupie élève avec application des larves de moustiques qui impaluderont le quartier. Le patron se lève enfin du tabouret sur lequel il trône. La suite est plus technique. Lui seul est habilité à découper un morceau de caoutchouc récupéré dans les rebuts afin de fabriquer un succédané de rustine qui ne tiendra en général pas bien longtemps. Les enfants râpent longuement les surfaces avant de les enduire de dissolution odorante, machinalement ils plongent le nez dans le pot métallique afin de prendre une grande bouffée de solvant qui les étourdira quelques instants. Le patron râle mais laisse faire. Lorsque la colle est sèche la pièce est installée et il réalise la vulcanisation à froid en frappant de coups réguliers et sonores la chambre à air sur une enclume métallique de fortune. Enfin, les enfants suent de longues minutes afin de regonfler le pneu.

Tandis que nous attendons le retour de notre commissionnaire nous fumons, on fumait beaucoup en ces temps anciens, installés autour de la voiture tentant d’entretenir une conversation morose. Les passants nous dépassent d’un pas rapide, on marche tant et si vite en Afrique. À la vue du linceul ils prononcent machinalement quelques bénédictions coraniques. La pauvre défunte reste bien indifférente à tous ces égards, elle est étendue sur la civière. La porte arrière du pickup est restée ouverte faute de longueur dans la benne. Le brancard est aussi prévu pour accueillir quelque homme robuste, on est volontiers grand dans le Sahel, c’est un avantage évolutif d’avoir la tête élevée au-dessus de la savane afin de voir venir le lion.
Oubliant l’équilibre précaire de la voiture sur son support de rochers, je m’appuie machinalement sur la carrosserie. Sous la pression le véhicule hésite un peu avant de basculer brutalement. Sous l’effet du choc, la civière glisse de la surface polie de la benne et la défunte tombe sur le sol. Je suis consterné, même in petto je n’arrive pas à sourire du burlesque. J’en suis à remercier la rigidité cadavérique d’avoir évité au corps de prendre une posture grotesque en glissant. Bien vite nous saisissons le linceul et le replaçons dans le pickup. Ma voiture, assignée au rôle de corbillard, manque de dignité, reposant tout de guingois.
Sila aura un seul mot : « Vraiment, on n’a pas la chance aujourd’hui ! ». Et c’est très vrai.

La roue réparée est de retour, le premier automobiliste de passage nous prête le matériel nécessaire au remontage. Nous regagnons le quartier à petite allure. Je m’arrête devant la maison de Sila, toutes les femmes sont assises sur des nattes dans la rue, dans cette position qui nous est si inconfortable, le dos bien vertical tandis que les jambes sont tendues en avant.
Au plus tôt je m’éloigne.

On m’attend à la maison, ma compagne et le personnel. Il me faut bien narrer l’affaire avant de noyer ma fin de journée dans le whisky sous le ronron du ventilateur de plafond qui chasse les mouches.
Le lendemain matin, je ne suis pas allé aux obsèques, trop la nausée.
C’est un peu inconvenant, mais les blancs le sont, naturellement, et on ne m’en n’a pas fait reproche.


Dernière édition par Confiteor le Jeu 16 Mai 2019 - 11:04, édité 1 fois (Raison : Légères modifs vers le milieu)
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Message par Invité Jeu 16 Mai 2019 - 8:53

'spèce d'escroc ! Dent pétée

Comment veux-tu qu'on commente ce genre de texte !
Je ne sais pas comment tu fais mais tu as un réel don pour remuer les trois cerveaux en même temps. [cf le concept de Mac Lean].
C'est vraiment excellent.
Tu m'as fait passer par quantité d'émotions dès les premières lignes, tu m'as fait sourire intellectuellement... mais... tu as créé un réel inconfort qui m'interroge. Je n'ai pas nécessairement envie en ce moment d'aller voir ce que dit cet inconfort (envie/besoin d'être un peu en mode fleur bleue) mais je le garde en mémoire parce qu'il y a une clé que j'ai envie d'identifier.

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Message par Xyv' Jeu 16 Mai 2019 - 12:58

C'est tellement meilleur que beaucoup des publications récentes que j'ai eu l'inconséquence de lire et qui encombrent mes étagères...

... je voudrais écrire un truc à la hauteur de ce que cette lecture m'a apporté, mais j'en suis incapable aujourd'hui, alors, juste : merci, c'était magnifique.

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Message par Invité Jeu 16 Mai 2019 - 13:42

« Ça va un peu !».

Tu pourrais prendre pour titre : « ça va un pneu ».

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Message par isadora Jeu 16 Mai 2019 - 13:49

ah, non, on touche pas au titre, je viens juste de le comprendre.
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